Par Me Kaïs Berrjab
La question ici n'est pas d'ordre moral, ce n'est pas non plus un jugement de valeur pour ou contre l'objet de la censure, il est question de censure tout court. il est aussi question d'apprécier le bien fondé juridique d'une décision de justice susceptible juridiquement de justesse et de maladresse.
La question ici n'est pas d'ordre moral, ce n'est pas non plus un jugement de valeur pour ou contre l'objet de la censure, il est question de censure tout court. il est aussi question d'apprécier le bien fondé juridique d'une décision de justice susceptible juridiquement de justesse et de maladresse.
Le Jugement en référé n°99325 du 26 mai 2011 rendu par le Tribunal de Première Instance de Tunis est original en son genre, il ordonne à l'Agence Tunisienne d'Internet (ATI) de censurer les sites à caractère pornographique afin de les rendre inaccessibles depuis le territoire de la Tunisie et ce en extrême urgence. L'action a été intentée par deux citoyens tunisiens représentés par trois avocats. ( la version arabe du jugement est consultable ici )
En gros, le propre du contentieux des référés est à la fois stopper ou se prémunir d'un dommage imminent et sauvegarder des droits et des intérêts qui risquent d'être perdus à tout jamais si l'on ne les protège pas en toute urgence et sans délais, cette procédure d'urgence ne touche pas au fond du litige c'est à dire qu'elle ne tranche pas sur la validité du droit ou de l'intérêt invoqués, elle se limite à permettre l'obtention d'une décision de justice ayant en général un caractère provisoire et conservatoire des droits. En référé, on sauvegarde conservatoirement un droit mais on ne tranche jamais sur sa validité ou son efficacité car cette prérogative relève des tribunaux du fond.
Partant de ce principe énoncé dans l'article 201 du code des procédures civiles et commerciales (CPCC )tunisien : " Dans tous les cas d'urgence, il est statué en prévision et sans préjudice au principal ", l'affaire est apparemment urgente aux yeux des demandeurs qui, en extrême urgence, c'est à dire après plus de 4 mois de la levée de la censure sur le WEB tunisien, ont décidé d'intenter cette action urgente pour sauvegarder la morale publique face aux sites internet à caractère pornographique.
Le caractère urgent de la mesure de censure a été jugé fondé par le tribunal saisi qui a ordonné, en application de l'article 207 du CPCC, " le tribunal a décidé d''obliger la défenderesse en la personne de son représentant légal de censurer tous les sites pornographiques dans le réseau Internet et ordonne par la même l'exécution du jugement sur minute. "
L'article 207 CPCC servant de base à l'exécution sur minute dispose que : " Dans le cas d'extrême urgence, le juge peut ordonner l'exécution sur minute .... " L'appréciation de l'existence de l'extrême urgence relève bien entendu du pouvoir discrétionnaire du juge saisi.
En aucun lieu, le juge n'a laissé entendre qu'il appliquait la loi ou une disposition précise de la loi tunisienne, il s'est, en effet, autoproclamé en tant que juge judiciaire, je cite : " Le protecteur des libertés " dans les limites fixées par la société et les valeurs auxquelles elle tient.
Je me demande toujours si l’on est en présence d’un jugement statuant par la loi ou en présence d’un jugement statuant sur la base d’un discours normatif autre que celui de la loi.
Le juge saisi a néanmoins fait allusion – en 3ème page du jugement à l’avant dernière ligne- à un principe général du droit faisant l’objet de l’article 546 du Code des Obligations et des Contrats (COC) « إذا تعارض المانع والمقتضي قدّم المانع » « A égalité de droits, celui qui s’oppose à toute innovation doit être préféré » oui je sais que c’est incompréhensible.
Le juge a en quelque sorte fait appel à la maxime juridique disant qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre. Le moindre mal serait apparemment selon le juge : la censure pure et simple tant que les enfants peuvent naviguer sur Internet en risquant à tout moment de tomber sur des sites pornographiques, donc on ferme le tout pour se prémunir de ce danger qui les touche en leur santé et en leurs aptitudes mentales.
A ma connaissance, il n’y a pas eu d’expertise médicale en ce sens pour que le juge fonde sa décision sur cette base médicale.
Par ailleurs, il est utile de s’attarder sur l’argumentaire du juge qui s’est constitué en défenseur suprême de la morale publique et fin connaisseur et défenseur des piliers éthiques de la société tunisienne. En effet, le juge avait pris partie dès le début dans cette affaire, sa motivation puise son bien fondé dans plusieurs discours fondateurs qui n’ont rien à voir avec son rôle légal, celui d’appliquer la loi.
On voit bien que le juge se pose lui-même des questions que personne n’a encore posé avant la publication du jugement, la chose devient plus parodique lorsqu’on sait que la défenderesse (l’ATI) ne s’est pas présentée au tribunal pour présenter sa défense. Le juge a donc prédit les arguments probables de la défenderesse puis il a essayé de verrouiller son jugement en fonction de ça. Est-ce qu’on est encore devant un tribunal ou bien devant un concours d’éloquence ?
Le juge se pose lui-même la question de savoir s’il est question d’ingérence dans les libertés individuelles, il répond ensuite que tel n’est pas le cas, il justifie sa décision de censure par l’impératif aménagement d’un aspect touchant les rapports entre l’ATI et les usagers d’Internet et ce en tenant compte d’impératifs suprêmes aussi bien juridiques que moraux qui ne touchent pas une mince partie du public mais l’ensemble de la population.
Toujours selon le juge, la violation des fondements éthiques de notre sociétés est « perpétrée au nombre de milliers de fois chaque jour avec tout ce qui en découle probablement comme préjudices corporels, moraux, comportementaux et même juridiques même si l’effet (de ces préjudices) n’est pas encore palpable mais cela n’exclura pas leur survenance future si les choses demeurent ainsi … ».
Enfin et après une longue réflexion et argumentation qu’il croit juridique, le juge décide de censurer totalement les sites à caractère pornographique en prenant le soin de répondre à une question que personne ne lui a posé.
En effet, il répond ceux qui pourront lui reprocher cette mesure radicale de censure, il dit que la question dépasse les possibilités techniques du contrôle parental à travers les logiciels et dépasse aussi le libre arbitre d’une personne majeure qui pourrait s’auto-interdire la navigation dans ces sites, le juge pense dans son infinie sagesse aux enfants et aux gens dépourvus de discernement qui se trouvent submergés par les spams et les messages publicitaires de ces sites.
Sur le fond, on ne peut pas avancer plus sur ce sujet car le jugement ne tranche pas sur le fond du sujet, il se limite conservatoirement à ordonner une mesure radicale de censure sur le WEB, chose qui ne rentre pas vraiment dans les prérogatives habituelles du contentieux des référés.
Mais venant à un autre point juridique, est ce que le juge saisi était dans son droit lorsqu’il s’est permis de donner un ordre de « ne pas faire » à une entreprise publique gérant un service public ?
La question est épineuse du point de vue du droit administratif que l’on a hérité du modèle français fondé sur une dualité juridictionnelle : ordre juridictionnel judiciaire / ordre juridictionnel administratif.
En effet, l’administration dispose, en général et sans rentrer dans de longs détails, de son propre juge à savoir le juge administratif : en Tunisie c’est le tribunal administratif.
L’administration est en principe jugée à n’importe quel titre devant tribunal administratif à l’exception des matières et des contentieux dévolus exceptionnellement aux tribunaux judiciaires dans le cadre de la technique des blocs de compétences qui rendent l’administration justiciable dans des domaines déterminés devant le juge judiciaire tels que les accidents des voitures administratives, les différends entre les entreprises publiques et leurs usagers, personnels et les tiers …./
Cet agencement des compétences entre les juridictions judiciaires et administratives en droit tunisien a été mis en place par la loi organique n°38-96 du 3 juin 1996.
L’article 3 de cette loi dispose que « les tribunaux judiciaires ne peuvent connaître des demandes tendant à l’annulation des décisions administratives ou tendant à ordonner toutes mesures de nature à entraver l’action de l’administration ou la continuité du service public. »
En décidant la censure demandée par les demandeurs, le juge judiciaire avait Ordonné « إسداء أو توجيه الأوامر للإدارة » à l’administration (l’ATI classée en tant qu’entreprise publique) de ne pas faire quelque chose (à savoir ne pas fournir des services d’Internet renfermant l’accès à des sites pornographiques).
Le présent ordre judiciaire pourrait être compris comme étant une entrave à l’action de l’administration dans sa mission de gestion d’un service public, en l’occurrence, celui de l’Internet.
Une telle mesure serait plus soutenable juridiquement si elle était ordonnée par le tribunal administratif.
La logique poursuivie par l’article 3 précité entend faire barrage à l’installation du gouvernement des juges, une telle interdiction à l’égard du juge judiciaire remonte à l’époque de l’après 1789 suite à la révolution française. L’administration devrait administrer et décider sans avoir à recevoir des ordres ou subir une ingérence de la part du juge judiciaire d’où la nécessité d’une dualité d’ordres juridictionnels.
D’autre part, on pourrait critiquer juridiquement ce jugement ordonnant la censure sur la base du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) Adopté et ouvert à la signature, à la ratification et à l'adhésion par l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966.
" Article 19 :
1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques."
La République Tunisienne est membre signataire de ce Pacte ayant une valeur légale supérieure aux lois internes de la Tunisie. La ratification de ce Pacte date du 18 mars 1969
Sur la base du paragraphe premier de cet article 19, le droit de rechercher des informations et des idées librement est énoncé comme étant le principe.
L’exception serait donc l’interdiction. Cette exception est toutefois entourée de conditions strictes selon le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte à savoir :
- Une loi spécifique devrait intervenir expressément pour délimiter le champ exceptionnel de l’interdiction.
- Des raisons valables pour motiver l’interdiction ou la restriction.
A notre connaissance, il n’y a pas de loi instaurant une telle interdiction ou restriction et qui soit antérieure au jugement du TPI de Tunis ordonnant la censure.
Ainsi, les conditions d’application de cet exceptionnel droit de restriction légale reconnu aux Etats signataires du Pacte ne sont pas remplies en droit tunisien, le principe demeure donc la permission et le libre accès aux contenus des réseaux.
Le juge ayant ordonné la censure a fondé don jugement sur la base de considérations qui tiennent à la morale selon sa propre vision des choses. Il a aussi indirectement fait allusion à un principe général du droit objet de l’article 546 COC précité.
Or, il va sans dire que les lois internes ainsi que les principes généraux du droit sont d’une valeur légale inférieure à celles des traités internationaux multilatéraux. Les conventions internationales priment sur les lois internes, chose que le juge ne semble pas prendre en considération. Ceci est un motif valable pour infirmer le jugement en appel.
La censure est un mal en Tunisie, on en a souffert longtemps, alors si l’on s’accorde un jour à ce qu’elle se réinstalle parmi nous, on se doit au moins de faire les choses dans les règles de l’art juridique.
Encore une fois et probablement pas la derniére qu'une loi aurait été décretée aveuglement et sans aucun fondement juridique valable :j'en conclu tout simplement que nos instances juridictionnelles ont eux aussi besoin de recyclage et de mise à niveau !
tout à fait, dès qu'il est question technique, le juge tunisien perd en général ses repères. en propriété intellectuelle c'est pareil, on a du boulot devant nous .... pour pouvoir avancer.