Ou bien "Laïque" ou bien "Islamiste" ? Non merci, on est en Tunisie


par Kaïs Berrjab 


En parcourant le site tixup je suis tombé sur un sondage d'opinion à propos de la question : Êtes-vous pour une Tunisie laïque ? Les réponses proposées étaient très réductrices : j'avais "le choix" entre 3 propositions : oui / non / neutre, sans avis.
En droit des contrats, on appelle ça, un contrat d'adhésion, soit on accepte le tout en bloc, soit on rejette le tout en bloc. Quant à la 3ème proposition : la neutralité, je suis désolé mais je n'ai jamais été fan des trucs PH neutre, d’ailleurs je mets toujours du vinaigre dans mon LABLABI.
Donc je ne réponds à aucun stéréotype, suis-je pour autant extraterrestre ? Non, pas vraiment car il se trouve que j'ai une position sur cette question.
La nouvelle Tunisie de l'après 14 janvier 2011 est en effervescence, seul le passage du temps apaisera les esprits encore impulsifs et conquérants. L’ère asphyxiante de ZABA « Ben Ali » n'a cultivé que deux modèles et demi de "citoyens" : 
- un pro-Ben Ali incarné essentiellement par le RCDiste classique cultivant l’égoïsme et l’allégeance inconditionnelle.
- l'opposant publiquement déclaré contre Ben Ali et persécuté pendant 23 ans.
- et l'autre là, moi y compris ... le demi-citoyen, gentil spectateur que représente le reste du peuple, une sorte de citoyen de seconde zone, supposé neutre, vivant dans la grisaille du sous-sol de la chaine alimentaire politique et pris en sandwich entre les deux premiers types de citoyens.
C’est ce demi-citoyen, en mode jumelé silencieux-vibreur, qui a redistribué les cartes en acheminant glorieusement et courageusement son ras-le-bol paisible de la « station » du 17 décembre 2010 vers le « terminus » du 14 janvier 2011, date à laquelle la révolution avait brisé les chaînes en provoquant la « fuite » du président Ben Ali vers l’Arabie Saoudite.
C’est certainement à ce type de citoyen que s’adresse l’option de réponse : « neutre, sans avis ».
Désolé de vous le dire mais … Détrompez vous Mr « sondage », on a toujours eu une opinion sur tout ce qui touche à la Tunisie et spécialement sur la question des rapports Etat / religion.
Ces derniers temps, on ne cesse d’entendre deux voix comme d’habitude : ceux qu’on appelle les « laïques » face à ceux qu’on appelle les « islamistes ».  Chaque voix tend à attirer l’autre vers le raisonnement extrême, le sien. La troisième voix est évidemment « silencieuse » pour le moment, elle attend paisiblement l’étincelle qui l’obligera à entrer en scène.
Pour ma part je suis musulman et je ne me vois dans aucun de ces discours.
Dans l’état actuel des choses, je crois que la polémique autour de la laïcité relève du byzantisme pour ne pas dire diversion structurée. 

C’est  d'ailleurs le cas maintenant, c'est-à-dire deux mois après la révolution du 14 janvier 2011, et  ça l’était  aussi sous Bourguiba comme  sous Ben Ali.
L’Islam « religion de l’Etat » marchait bien en Tunisie, c’est même un modèle en parfaite adéquation avec la réalité sociologique dans ce pays qui, tout au long de son histoire, n’a jamais opté, par principe, pour une tendance extrémiste quelle qu’elle soit.

Je ne veux pas employer le terme, inlassablement, repris par ZABA : le modèle tolérant de l’Islam dans la Tunisie de ZABA. Parler de tolérance truque fondamentalement le jeu car la tolérance suppose l’existence de deux parties : une partie « supérieure » et bienfaisante et une autre partie « faible » et redevable de remerciements envers la partie tolérante et généreuse.

Est-ce qu’un tunisien non musulman aurait besoin de notre tolérance collective pour vivre pleinement sa citoyenneté tunisienne en paix ?
Le débat doit être recentré autour l’élément clé, à savoir, l’être humain.
L’être humain n’a besoin que du respect qu’on lui doit en tant que tel pour « vivre » son humanité. Ce droit au respect il le tient de son seul statut d’être humain, alors pourquoi aller chercher ailleurs et plus loin un discours fondateur pour «motiver» ce droit au respect de la personne humaine ?
La version finale de l’article premier de l’actuelle constitution tunisienne, du 1er juin 1959,  a été « obtenue » après plus d’une année de débats. Le paysage socioculturel de l’époque des débats de l’assemblée nationale constituante était celui d’une société tunisienne traditionnelle, à forte dominante tribale et fortement attachée à son identité arabo-musulmane. Ceci n’a pas empêché l’assemblée constituante d’opter pour un modèle faisant de l’Islam la religion de l’Etat sans pour autant méconnaître la liberté de culte et de conscience à tout tunisien non musulman. La pratique socio-politique depuis 1959 n’a pas contredit ces fondements si mes souvenirs sont bons.
Le constat que je viens d’exposer n’est pas que théorique, personnellement je suis né dans une famille qui a vécu dans le quartier populaire du centre ville de Tunis en parfaite harmonie avec des voisins tunisiens juifs et chrétiens d’origines maltaise, italienne et française. Ma mère me répétait tout le temps qu’elle regrettait l’ambiance familiale qui existait dans le quartier à l’époque, une ambiance et une joie de vivre à laquelle elle est restée nostalgique.

Tout ça pour dire qu’il n’y a aucun besoin pressant pour l’établissement de la Laïcité en  Tunisie. Je peux même dire que la vague croissante des appels à la Laïcité n’a vu le jour qu’à l’occasion de l’annonce du retour de Rached Ghannouchi, le chef symbolique du Mouvement islamique ENNAHDHA.
Une peur disproportionnée pousse les « laïques » à bouger préventivement par rapport aux divers partisans des mouvements à tendance islamique, tous assoiffés d’action politique libre et n’ayant pas l’habitude des devants de la scène politique à cause d’un long passé de persécution infligée par le pouvoir en place depuis des décennies.
La Tunisie est un Etat unitaire à identité majoritaire arabo-musulmane, gouverné par une forme de régime républicaine et sociologiquement homogène. Dans ce contexte, la greffe identitaire de la Laïcité n’aura pas de chance de succès, le corps social tunisien rejettera certainement ce corps « étranger » porteur d’acculturation et de déstabilisation identitaire.
Le temps présent est historique, la révolution du jasmin et de la dignité du 14 janvier 2011 débouchera sur un choix de majorité. Si ce choix se présente comme le fruit d’un jeu électoral respectueux des règles de l’art démocratique, alors je l’accepterai du fond du cœur en tant qu’être humain, tunisien, musulman et respectueux de mes compatriotes.
Pour finir, des versés coraniques pleins de leçons :
بسم اللّه الرّحمان الرحيم
" ولو شاء ربّك لآمن من في الأرض كلّهم جميعا  أفأنت تكره النّاس حتّى يكونوا مؤمنين " سورة يونس.
" قل يا أيّها النّاس لقد جاءكم الحقّ من ربّكم فمن اِهتدى فإنّما يهتدي لنفسه ومن ضلّ فإنّما يضلّ عليها وما أنا عليكم بوكيل" سورة يونس.
" فذكّر إنّما أنت مذكّر لست عليهم بمسيطر" سورة الغاشية.
"يا أيّا الذّين آمنوا عليكم أنفسكم لا يضرّكم من ضلّ إذا اِهتديتم, إلى اللّه مرجعكم جميعا فينبّئكم بما كنتم تعملون" سورة المائدة.
" إنّك لا تهدي من أحببت ولكنّ اللّه يهدي من يشاء وهو أعلم بالمهتدين " سورة القصص.




 

3 Responses to Ou bien "Laïque" ou bien "Islamiste" ? Non merci, on est en Tunisie

  1. "Anonyme" a commenté cet article mais le commentaire n'apparait pas, donc je vais le publier à partir de la copie que j'ai eu par mail.

    Anonyme a écrit : " Je trouve votre texte bien écrit, mais je ne suis pas d'accord avec vous :

    1/ Vous écrivez un texte d'analyse politique et sociologique et vous y citez (presque en guise d'argumentation) des versets du coran. Cette méthode d'utiliser un texte sacré et donc par essence indiscutable pour étayer un propos est justement la justification même du besoin de limiter la relation entre la politique et la religion.

    2/ Vous dites que l'islam "religion d'état" marchait bien en Tunisie. Oui il marchait bien dans une Tunisie non démocratique, qu'en serait-il dans un pays démocratique ? La constitution de 59 n'a jamais été appliquée ni dans son article premier ni dans le respect des droits des minorités. Le président de la république nommait lui-même le moufti qui était sensé représenter l'autorité religieuse du pays. Ce moufti à la botte de l'exécutif, n'a jamais contesté la moindre décision politique au nom de l'islam. Si nous passons à un système plus transparent, qui nommera l'autorité religieuse du pays ?
    Si on garde la notion de "religion d'état" et si on suppose que nous aboutissons à une justice indépendante dans une démocratie respectée, alors n'importe quelle loi votée par le parlement peut être attaquée pour anticonstitutionnalité si elle est jugée contraire au préceptes de l'islam puisque l'article premier actuel implique que toute initiative publique doit être conforme à l'islam. Comme je vous l'ai dit, jusqu'au aujourd'hui le problème ne s'était jamais posé parce que la constitution n'était pas appliquée.

    3/ Savez-vous qu'avec la constitution actuelle, un non-croyant ne peut pas être élu au parlement ?, ne trouvez-vous pas cela discriminatoire ?
    Je pressent entre vos lignes que vous êtes trop intelligent et trop bien instruit pour me répondre quelque chose du genre : "il n'a qu'à aller ailleurs" ou "c'est normal qu'un non croyant ne puisse pas se présenter dans un pays à majorité musulmane".


    Personnellement, ça ne me dérangerait pas de garder la référence à l'islam. Je propose simplement :

    1/ qu'on y ajoute clairement que les lois votées par les représentants du peuple sont inattaquables par quelque texte que ce soit. (D'ailleurs puisque la majorité des citoyens sont musulmans, cela aboutira forcément à des lois conformes à l'islam)
    Ce que je cherche à éviter par cet ajout, c'est des recours devant le conseil constitutionnel qui l'obligeraient à statuer sur des interprétations religieuses.

    2/ Qu'on donne le choix à un élu du peuple de faire son serment soit au nom de dieu s'il est croyant, soit sur l'honneur s'il est non-croyant.

    3/ Qu'on supprime au président de la république le pouvoir de nommer l'autorité religieuse du pays et qu'on précise le processus par lequel elle est élue et que cela ne soit surtout pas par des élections parallèles dans les mosquées gérées sans aucun contrôle. On peut imaginer par exemple un conseil religieux issu du parlement par vote des députés. "

  2. Merci pour votre commentaire sérieux, ces propos ne sont pas, bien évidemment, approfondis, c'était juste une petite réaction instantanée par rapport aux 3 choix du sondage (^_^). aussi, je n'ai pris la défense de quiconque, je parlais d'une réalité sociologique, à part ça, je n'ai pas peur d'afficher la couleur de mon client ... je suis avocat lol.

    1- concernant la citation des versés coraniques : j'ai cité ces versés après avoir tout dit, donc ils ne sont pas là pour appuyer mon opinion. les sens de ces versés est celui de la tolérance : ne pas forcer les gens à croire ou adhérer à une pensée. Donc tu vois bien que je m'adresse à tout les extrémistes qui se permettent de traiter les gens d'infidèles, des gens du genre de ceux qui sont allés manifester et terroriser les gens devant la synagogue à l'avenue de la liberté à Tunis.
    PS: Bourguiba s'est référé directement au Coran pour motiver l'interdiction de la polygamie.

    2- vous dites que la constitution tunisienne n'a pas été appliquée, que les droits des minorités n'ont pas été respectés, que des lois risquent d'être attaquées pour inconstitutionnalité au regard de la référence islamique de l'Etat.

    S'il y a un article à préserver dans la constitution de 1959, c'est bel et bien l'article premier car il répond parfaitement à la réalité tunisienne. une loi juste et non appliquée demeure une loi juste, elle trouvera son efficacité et sa splendeur dès lors que les obstacles qui lui barraient le chemin cesseront d'exister. l'avènement de la révolution en est la meilleure occasion pour rectifier les impuretés du système ancien.
    Concernant les droits des minorités : je ne rappelle pas avoir entendu que la référence à l'islam ait été à l'origine d'une action étatique ou d'une loi réductrice des droits des minorités, c'est le contraire qui est vrai. les droits des tunisiens non musulmans n'ont jamais fait l'objet d'une restriction légale.
    Les lois ne pouvaient faire l'objet de recours pour inconstitutionnalité pour la simple raison que le contrôle de constitutionnalité en Tunisie est un contrôle qui intervient a priori, c'est à dire avant la promulgation de la loi par le président de la république. le recours n'est donc pas envisageable.
    Les lois de la république tunisienne prennent la peine de satisfaire l'ensemble des citoyens gouvernée par un droit positif et non un droit religieux.
    le code des obligations et des contrats de la Tunisie datant de 1906(équivalent du code civil français) a été préparé dans sa totalité depuis 1899 par DAVID SANTILLANA, un juif italien naturalisé aussi tunisien, ceci ne l'a pas empêché de compiler les préceptes des courants d'interprétation hanafites, chafiites et surtout malikites avec le droit italien, suisse et français. c'est ce qui a fait de notre code civil une œuvre d'art juridique, d'ailleurs reprise en grande partie par le code civil marocain en 1913.

  3. Suite du message :
    3- vous dites qu'avec la constitution actuelle, un non-croyant ne peut pas être élu au parlement.

    la constitution est innocente de cette grave accusation ))) relisez là (article 21) et vous verrez qu'il n'y a rien de ce genre, elle se limite à exiger que le candidat soit né de père ou de mère tunisienne sans autre condition subjective de religion, race ou autre. la preuve : l'assemblée constituante comptait parmi ses membres en 1956 des tunisiens non musulmans. l'actuelle chambre des conseillers tunisienne compte parmi ses membre ROGER BISMUTH, une tunisien de pure souche et confession juive.

    la question de l'hypothèse des recours contre une lois pour vice d'inconstitutionnalité est anachronique car on ne sait pas vers quel choix de contrôle optera l'assemblée constituante (a priori ou a posteriori) mais je suis certain que cette question n'échappera pas aux rédacteurs de la constitution et ils sauront encadrer la question de garanties en ce sens.
    pour ce qui est du serment, la question n'est compliqué, il suffira de dire que les non monothéistes prêteront serment sur l'honneur, sur la tête d'une vache ou autre chose.

    concernant les imams et leur nomination, je n'ai pas les éléments d'une réponse pour ça mais c'est une question technique qui rel-ve du ministère de tutelle car il faudra bien garder un oeil républicain sur l'organisation de tout les cultes dans le pays puisque c'est l'Etat qui garantit ce droit et son exercice sans revenir aux pratiques de zaba.

    pour finir, je dirai que la question se joue dans les têtes et les esprits pas dans les textes et les formulations, crois moi et c'est un fin juriste qui te le dis. A quoi bon sert d'instaurer une laïcité parachutée et non viable par de simple mots dans la constitution si les esprits sont figés et bornés ? on peut tout mettre dans une constitution, mais le jour où la majorité parlementaire basculera de vers l'un ou l'autre parti, il va la modifier selon ses opinions et croyances, par contre, si l'esprit de laïcité (la bonne laïcité) est ancré dans les esprits et la culture des gens, alors personne au pouvoir ne pourra dévier vers un quelconque extrémisme quel qu'il soit.

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